Henri Auzias, le communiste, l’élu des résistants de la centrale d'Eysses, exécuté avec 11 autres résistants le 23 février 1944 par 72 GMR

 

Le 15 octobre 1943, un train se forme ; il transporte les résistants enfermés dans les prisons de Riom, Saint-Étienne, Lyon, Aix, Toulon, Nice, Marseille, Nîmes, Tarbes et Montpellier… jusqu’à la « maison de concentration » d’Eysses. Ce train devient « le train de la Marseillaise », entonnée par ces hommes durant tout le trajet. Les rejoindront plus tard des résistants emprisonnés à Douai, Paris et ailleurs, puis 168 internés administratifs des camps de Saint-Sulpice-la-Pointe, Nexon et Saint-Paul d’Eyjaux, incarcérés sans décision de justice.

Eysses, une prison dans la Résistance

Cette nouvelle population carcérale d’Eysses3 réunit des cadres syndicaux et politiques, des jeunes (60 % ont moins de 30 ans) pour qui la Résistance est souvent le premier engagement. Des antifascistes espagnols, italiens, polonais, allemands et autrichiens les ont rejoints.

Ce sont des hommes de toutes origines sociales ou géographiques, appartenant à la Résistance dans sa diversité : des communistes (dont la proportion est nettement majoritaire) et des gaullistes, des membres des mouvements Combat, Franc-Tireur, Libération, FTPF... et quelques membres des réseaux Buckmaster (dont réseau polonais F1) et Intelligence service.

Il s’agit d’un échantillon très représentatif des résistants emprisonnés par les autorités françaises. Ils s'unissent et s'organisent au sein d'un Collectif des détenus résistants, animé par un Comité directeur clandestin pluraliste (comprenant notamment Henri Auzias, Stéphane Fuchs, Victor Michaut, Pierre Doize et Paul Weil, dont les noms ont été attribués à des rues de Villeneuve-sur-Lot autour de la prison d'Eysses).

La conquête de droits d'organisation, de formation et de représentation

Par la conjonction du surpeuplement, du changement de nature des prisonniers, des relations de respect mutuel avec le personnel pénitentiaire, de leur unité, de leur discipline et de leur détermination, les détenus patriotes parviennent à gagner la bienveillance du directeur de la prison Jean-Baptiste Lassalle, un fonctionnaire républicain, et l'aide active de l'économe Fougeroux et d'une partie du personnel, notamment du gardien-chef Dumas. Peu à peu, l'ordre social de la prison est renversé. Les détenus gagnent de fait ce que le régime de Vichy a toujours refusé aux résistants : un régime de détention politique plus favorable.

Les détenus obtiennent des délégués élus au niveau de chaque préau, représentatifs des différents courants de la Résistance, porteurs de revendications et de droits :

- droit de s’habiller en civil ;

- droit de parler, de circuler, de s’organiser en occupant des postes clés : infirmerie, économat, coiffeur, bureau de solidarité, bibliothèque, commission spectacles

- droit de recevoir plus largement des livres d’étude, des colis, des parents ;

- droit de se réunir, droit de s’informer, de s’éduquer dans ce qui sera une véritable université des savoirs.

Pour porter ces revendications auprès de la direction de la prison, les résistants élisent deux délégués : Henri Auzias (communiste) et Stéphane Fuchs (gaulliste).

- droit d’organiser des fêtes pour les dates importantes (Noël, Pâques, Les Cendres, …)

Ils obtiennent l'autorisation de donner des cours et Eysses devient une véritable université populaire : des paysans aux médecins en passant par des étudiants, tel le futur prix Nobel de physique Georges Charpak, chacun partage ses savoirs. Eysses devint un lieu de débats, de rencontres et de réflexion citoyenne, de création artistique (dessins, poèmes, chants...) moyens d’oublier la souffrance, de magnifier le quotidien et de s’inscrire dans l’histoire.

Cette volonté d’instruction, cette soif de connaissance, cette émulation culturelle s’inscrivent dans le projet de reconstruction du pays porté par le Conseil National de la Résistance. Le résistant n'est plus ce bagnard soumis, silencieux, au garde-à-vous, tondu. Il redevient ce qu'il n'est plus même à l'extérieur, sous Vichy, un citoyen libre de penser et d'agir... mais à l'intérieur de murs bien gardés. Cette organisation de la vie dans la Centrale a pu être appelée par les anciens détenus la « République d'Eysses ».

Un bataillon FFI clandestin à Eysses

"L'Unité, organe de résistance des embastillés d'Eysses"

École de la vie et de la solidarité (comme en témoigne le partage des mandats et des colis dans les « gourbis »), exemple d’engagement et de sacrifice (beaucoup de résistants étaient fiancés, mariés ou pères), Eysses devient aussi un lieu de manifestations patriotiques et festives, avec des moments de communion collective comme le 11 novembre 1943 où drapeaux et cocardes étaient arborés tandis qu'on entendait poèmes et chants patriotiques : la Marseillaise, le Chant du départ, le Chant des FTP. Une pièce de théâtre, France d'abord, écrite par Paul Deguilhem, résistant détenu à Eysses, mort au camp de concentration de Dachau le 6 février 1945, a même été interprétée par trois autres détenus résistants.

Toujours clandestinement, des journaux sont réalisés et affichés dans les préaux, un poste de radio permet de capter Radio-Londres et Radio-Moscou et de donner des nouvelles quotidiennes de l'avancée des troupes alliées ou des succès de la résistance extérieure. Des armes sont introduites dans la prison par l’intermédiaire de gardiens résistants. Les photographies prises entre octobre 1943 et février 1944 témoignent de l'unité et de la détermination des détenus résistants.

Les libertés reconquises derrière les hauts murs de la centrale d'Eysses, l'unité de tous les courants de la résistance interne en lien avec les surveillants résistants et avec la résistance extérieure, ont permis de constituer un véritable bataillon FFI, seul exemple dans une prison française.

Cette photographie témoigne de l’unité de la Résistance au sein d’une prison, et de la force de ce Collectif d'Eysses, capable d'organiser au sein même de la prison une telle manifestation.

Ce bataillon FFI clandestin, doté d’un état-major et d’un service de renseignement, regroupe 4 compagnies divisées en sections et petits groupes de 10 à l’image de l’armée française, et un groupe de républicains espagnols. Tous encadrés par des sous-officiers, des gradés, des cadres FTP et Corps Francs ; des moniteurs sportifs assurent l’instruction militaire sous couvert d'éducation physique afin de préparer une évasion collective en unités combattantes pour rejoindre les maquis.

Le bataillon FFI de la centrale d'Eysses est officiellement homologué le 24 novembre 1947, et reconnu comme « unité combattante » le 8 avril 1990.

Les Trois Glorieuses

Cette organisation montre son efficacité les 8, 9 et 10 décembre 1943, baptisés par les résistants « les 3 glorieuses ». Ils s'opposent alors à 150 G.M.R. (Groupes Mobiles de Réserve, unités paramilitaires de Vichy) pour refuser le transfert en zone occupée des 159 internés administratifs et leur livraison aux nazis. Face à la mobilisation des 1200 détenus résistants, désarmés mais unis et décidés, une négociation entre les délégués résistants, le préfet, l’intendant régional de police et le directeur adjoint de l’administration pénitentiaire aboutit à un accord. C'est une première et importante victoire pour le Collectif des détenus résistants. Les internés administratifs sont envoyés au camp de Carrère puis à Sisteron d’où beaucoup s’évadent en janvier puis en juin 1944. Les FTPF y libèrent les derniers internés le 21 juillet 1944.

Autre exemple unique dans la France occupée, le 16 janvier 1944, un meeting politique se tient à la centrale sous le portrait du général de Gaulle pour « une France libre et heureuse ».

Cette assemblée se tient clandestinement à l'occasion de la « Fête de la jeunesse » organisée par le collectif des détenus. De véritables compétitions sportives sont organisées entre les quatre préaux. 400 jeunes détenus participent aux différentes épreuves : courses de vitesse, sauts, courses de fond, lancer du disque et du poids5.

Après l’évasion de 54 détenus du quartier cellulaire début janvier, il s’agit de canaliser l’ardeur des jeunes, de contribuer à maintenir le moral au plus haut et de cimenter l’unité du groupe.

L'insurrection du 19 février 1944

La préparation


Une aide extérieure est apportée aux emprisonnés d’Eysses très rapidement après leur arrivée. Malgré un contexte de terreur, les contacts sont établis avec la Résistance de Villeneuve et le Secours National de la ville dirigé par des antifascistes allemands.

En décembre 1943, l’état major national des FTPF envoie un officier préparer l’évasion collective d’Eysses.

Les comités d’action paysanne aident au ravitaillement et les mouvements de résistance se chargent de trouver des points de chute, des camouflages, des papiers et des points de ralliement avec les maquis du Lot-et-Garonne et Dordogne Sud. Le CNR, avec Serge Ravanel, supervise ce projet d’évasion.

Le 23 décembre 1943, les résistants d’Eysses organisent une première évasion d’un des leurs pour contacter la résistance extérieure. Des armes sont promises, mais ne sont jamais livrées (voir le témoignage de Serge Ravane).

Une seconde évasion de 54 membres de l’Intelligence Service, du réseau Buckmaster et de l’Armée secrète, isolés des résistants d’Eysses au quartier cellulaire, réussit le 3 janvier 1944 avec la complicité de deux surveillants.

Cette importante évasion du quartier cellulaire amène le gouvernement de Vichy à nommer un nouveau directeur, le milicien Schivo. Eysses prison milicienne sous la surveillance de l’armée d’occupation, ce nouveau contexte répressif précipite le projet d’évasion collective.

L'insurrection

Le 19 février au matin, profitant d'une visite de la prison par un inspecteur général de Vichy, les détenus font prisonnier ce dernier, le directeur et ses adjoints. Ils se rendent maîtres de la totalité de la prison. Ils sont sur le point de sortir quand l'alerte est donnée.

Les combats durent près de vingt-quatre heures. Le manque d'armes met le bataillon FFI en situation d'infériorité. Cernés par les GMR et menacés de bombardements par l’artillerie allemande, les résistants doivent renoncer après d'ultimes négociations menées jusqu'à 4h du matin entre l'état-major du bataillon et les autorités de Vichy.

Malgré la parole donnée par le directeur de la prison, qui leur avait promis la vie sauve en échange de leur reddition, la répression de Vichy est terrible : 50 otages sont enfermés au quartier cellulaire pour être exécutés et des détenus sont torturés.

Une cour martiale composée de trois juges anonymes - identifiés par l'historien Jean-Pierre Koscielniak7 en 2019 - se réunit dans la prison, sans procureur ni avocat, sur ordre personnel de Joseph Darnand, chef de la Milice et secrétaire général au maintien de l'ordre du gouvernement de Vichy. Elle condamne à mort 12 résistants et les fait aussitôt exécuter le 23 février 1944 par un peloton de 72 GMR. Ces résistants morts en chantant la Marseillaise sont enterrés clandestinement de nuit au cimetière Sainte-Catherine de Villeneuve-sur-Lot.

Cette insurrection de la prison d'Eysses, devenue rebelle, eut un retentissement national dans la presse et à la radio. L’événement fut repris par Radio-Londres dans son émission de 8 heures le 12 mars 1944.

Les douze fusillés d’Eysses

Monument du cimetière Ste Catherine de Villenuve-sur-Lot, en hommage aux 12 fusillés d'Eysses et aux morts en déportation

Douze résistants sont fusillés : Henri Auzias, Fernand Bernard, Roger Brun, Jean Chauvet, Louis Guiral, Alexandre Marqui, Gabriel Pelouze, Émile-Félicien Sarvisse, Jaime Sero Berna, Domenec Serveto Bertan, Joseph Stern, Vigne Jean, auxquels s’ajoute Louis Aulagne, tué au combat.

Les 38 autres otages du quartier cellulaire ne sont pas fusillés grâce à la médiation du commissaire de police de Toulouse Llaoury, lié à la Résistance, et du préfet du Lot-et-Garonne Tuaillon. Ils sont transférés à la prison de Blois à la mi-mai 1944.

De février à mai 1944, le préfet Tuaillon fait libérer 75 résistants dont les peines étaient terminées mais que la milice voulait garder emprisonnés, leur sauvant ainsi la vie. Cela lui valut d’être arrêté par la Gestapo et déporté à son tour.

Seule révolte armée en milieu carcéral au cours de l’occupation, le soulèvement collectif du 19 février 1944 a permis au bataillon FFI de se rendre maître de la prison. Le manque de soutien extérieur n’a pas permis la réussite de l'évasion.

La déportation à Compiègne puis Dachau

À l’exception des 15 détenus très malades qui restent à la Centrale, les 1087 autres résistants d’Eysses sont livrés le 30 mai 1944 par l’État français de Vichy à la division S.S. Das Reich, connue pour ses atrocités notamment à Oradour, Tulle et Lacapelle-Biron.

Près de mille prisonniers sont chargés dans des camions à destination de la gare de Penne9. Mais une centaine doit effectuer le trajet à pied sous les hurlements et les coups des SS. Ainsi sera assassiné le républicain espagnol Angel Huerga. Transférés au camp de Compiègne, où ils arrivent le 2 juin, ils sont déportés à Dachau par le convoi du 18 juin 1944. 56 résistants dont les 38 otages de Blois sont transférés à Compiègne le 16 juin, puis déportés à Dachau par le sinistre « train de la mort » du 2 juillet 1944.

Après leur arrivée au camp de concentration de Dachau, camp modèle des SS, le premier ouvert au printemps 1933 pour enfermer les opposants politiques à Hitler, certains d’entre eux sont transférés dans d’autres camps : Mauthausen, Flossenburg, Buchenwald, Auschwitz, Struthof, Neuengamme, Bergen-Belsen, Gross-Rosen, Sachsenhausen. Morts de faim, de soif, du travail forcé et gratuit pour la grande industrie allemande (en particulier BMW et SIEMENS), des coups, des tortures, des maladies, des expérimentations médicales, 400 des résistants d’Eysses y laissent leur vie. Les autres restent marqués à jamais dans leur chair, une partie d’eux-mêmes étant morte dans l'enfer nazi. Le camp de concentration de Dachau est libéré le 29 avril 1945.

Après la déportation massive, la guerre continuant, la prison d’Eysses reçoit encore 220 résistants. Elle fut libérée par le maquis le 19 juillet 1944.




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